L’imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies.
Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe
La 6ème édition du festival Photo Saint-Germain donne l’occasion de confronter trois points de vue sur l’œuvre du photographe français Frank Horvat. Tout d’abord celui de l’artiste, qui à l’âge de quatre-vingt-dix ans, cherche à synthétiser son travail, et celui de deux galeristes – Olivier Lorquin (Galerie Dina Vierny) et Benoit Sapiro (Galerie Le Minotaure) – qui à travers une exposition commune et leur choix, se proposent d’interpréter le regard du photographe.
À la croisée de ces trois approches se trouve donc une sélection de vingt diptyques, chacun constitué de deux photographies choisies par l’auteur parmi toutes celles qu’il a accumulées et gardées tout au long de sa vie. Elles se distinguent sur quasiment tous les niveaux : la date de prise du vue, leur sujet, le lieu représenté, le cadrage ; elles sont en couleur ou bien en noir et blanc. Or elles sont appariées grâce à certaines correspondances et analogies de composition, d’émotion ou d’ambiance, un lien parfois difficile à saisir.
Les diptyques d’Horvat rappellent la métamorphose moderne – causée par la photographie – qui a imposé des relations nouvelles entre les œuvres d’art et les spectateurs, l’espace et d’autres artefacts. Grâce au cadrage, à l’uniformisation des objets et des espaces à un format, aux deux dimensions et à une gamme de couleurs déterminée, grâce aussi à leur extraction du contexte originaire, la photographie les a libérés, leur a donné une autonomie et une possibilité de gagner des sens nouveaux, de signifier quelque chose d’autre ou de plus. Elle a également rendu possible la juxtaposition des objets (et des situations) issus des époques et des cultures différentes qui auparavant ne pouvaient pas se rencontrer. André Malraux a expliqué ce phénomène à travers son concept du Musée imaginaire et l’a mis en pratique dans la trilogie Métamorphose des dieux. Les diptyques sont donc des confrontations d’images métamorphosées ou bien réincarnées, faisant partie de l’imaginaire d’Horvat où elles peuvent infiniment créer de nouveaux liens, raconter de nouvelles histoires, toujours différentes. Elles libèrent et mettent en valeur le hors-champ, ce que l’on ne peut pas apercevoir à la surface de l’image, ce qui dans le texte reste caché entre les lignes. Le hors champ a toujours été important, expliquait Horvat dans un de ses entretiens, il permet d’imaginer ce qui n’est pas représenté. La seule chose qui éveille l’imagination est ce qu’on ne montre pas, ce qui est en dehors du cadre.
Un tel procédé défend les images devant la « pétrification » de sens dont elles sont porteuses ; il protège leur existence en ouvrant le cadre à de nouvelles interprétations. Les diptyques, comme le musée imaginaire (par opposition au musée classique), sont un lieu de rencontre, le fruit d’une passion. Cette façon d’assembler les images reflète une manière particulière de regarder et de vivre dans le monde. Elle est comme une mémoire pratique qui lutte avec la dispersion, unit le familier et le commun, selon ses propres (et secrètes) règles.
Frank Horvat créa 365 diptyques parmi lesquels les deux galeristes en ont choisi vingt qui répondaient le plus à leur propre sensibilité et leurs centres d’intérêts. Une fois arrêté, ce choix semble aller de soi. L’exposition privilégie ainsi les compositions favorisant le regard humain, et non intellectuel, d’Horvat ; sa faculté de saisir les gestes et les regards qui se répondent malgré le temps et l’espace qui les sépare. La plupart de ces diptyques sont en noir et blanc, caractéristique qui les rapproche des techniques des années 1920-30 (spécialité de Benoit Sapiro) mais aussi qui rend le point de rupture entre les deux photographies plus floues, donnant au regardeur l’impression de vertige.
Deux se métamorphose en un.