Les multiples centres d’intérêts extra-artistiques de Kupka – anatomie, astronomie, chimie, histoire naturelle, philosophie, phénomène de synesthésie et ésotérisme – l’orientaient depuis longtemps vers l’abandon de la figuration. Ce passage, comme dans le cas de Kandinsky, se fait en lien direct avec la musique qui constituera d’ailleurs le fil rouge de notre exposition. Déjà vers 1890, Kupka se donne pour objectif de créer un art musical, une « abstraction sonore ». Dans un entretien donné à New York Times, le 19 octobre 1913, il partage son ambition de « trouver quelque chose entre la vue et l’ouïe, [et] produire une fugue en couleurs, comme Bach l’a fait en musique. » Ainsi, dans les années 1910, il réalise ses premières œuvres complètement abstraites, notamment Amorpha, fugue à deux couleurs et Amorpha, chromatique chaude qui établissent une correspondance entre rythme et couleur et renoncent à toute perspective. Les œuvres de cette série ont été montrées au public parisien lors du Salon d’Automne en 1912.
Au début des années 1920, l’artiste s’intéresse particulièrement à la relation entre l’esthétique de la nature, les sciences, et l’art. Son œuvre est dominée par des formes irrégulières et organiques, s’inspirant des phénomènes physiques incarnant les forces vitales. Dans la série Autour d’un point qui constitue l’aboutissement de sa trajectoire hautement conceptuelle, des formes circulaires chargées d’une triple symbolique – ésotérique, cosmique et biologique – s’entrecroisent, jouent entre elles de leurs lignes courbes et colorées décidant de la singularité de l’abstraction formelle et spirituelle défendue par Kupka depuis ses débuts.
Vers la fin de la décennie, suite à une période de crise, l’artiste est à la recherche d’autres solutions stylistiques et s’engage dans la voie de la géométrisation et de l’épuration des formes. D’un côté, il réintroduit dans ses œuvres des éléments tirés de la réalité, découvre l’esthétique des machines et l’univers de la musique jazz qui lui permettent de revenir sur les interrogations plus anciennes concernant le mouvement et le rythme. De l’autre, il rejoint son ami Theo van Doesburg au sein de l’association Abstraction Création œuvrant à la reconnaissance internationale de l’abstraction géométrique, marginalisée à l’époque par le surréalisme mais aussi par le retour de l’intérêt pour le réalisme. Nous pouvons considérer ses œuvres de l’époque comme une préfiguration du minimalisme dans l’art des années 1960.
La profusion des couleurs, caractéristique pour l’œuvre de Kupka, a sa contrepartie dans un recours distinctif au noir et blanc et dans la mise en valeur de leur antagonisme. Ainsi, nous consacrerons une place à part à l’album édité par Kupka en 1926, intitulé Quatre histoires de blanc et noir qui constitue une sorte de résumé de ses recherches formelles abstraites, un bilan de sa création depuis le rejet de la mimesis.
Les quarante gouaches que nous exposons viennent toutes des sources les plus proches de l’artiste lui-même : ses amis collectionneurs et mécènes (Jindrich Waldes et Jack Kouro), Jean-Pascal Loriot – éditeur et imprimeur proche d’Eugénie Kupka (femme de l’artiste) –, Katia Pissaro – galeriste et marchande s’approvisionnant auprès de Loriot et la galerie Karl Flinker qui à la mort de l’artiste représentait son œuvre figurative et sur papier (à côté de Louis Carré qui s’occupa des toiles abstraites).