Pendant ces mois de mai et de juin 2018, Benoit Sapiro, directeur de la galerie Le Minotaure et Nicolas Deman se joignent pour présenter un ensemble d’œuvres des années 1970-80 du peintre japonais Chuta Kimura.
Impressionnisme spirituel
Lumière d’été ! Si beau ! La lumière est imprimée dans mon âme. J’ai toujours voulu peindre la lumière qui émane de l’intérieur de l’âme[1].
Alors qu’à la fin des années 1950 les situationnistes annoncent la disparition du champ artistique – considérant la création des œuvres comme une pratique dépassée, et que le monde de l’art commence progressivement à bifurquer vers le concept et toutes sortes de pratiques éphémères ou engagées, démantelant les échelles de valeurs qui, pendant des siècles, constituèrent la colonne vertébrale de l’art européen – cette exclamation du peintre semble être restée lettre morte. Qui encore, dans les années 1960-80, s’intéresse aux éclats de la couleur, à la profondeur de la lumière ou à la liberté de la forme ? ces problèmes désormais désuets, appartenant à une époque enfermée à jamais dans les musées…
On n’est pas toujours de son époque.
L’artiste habite une contrée du temps qui n’est pas forcément l’histoire de son temps[2], constatait dans Vie des formes (1934) Henri Focillon.
À l’époque où les jeunes apprentis des Beaux-arts détruisent les moulages de la cour vitrée de leur École, enterrant la mémoire de toutes les révolutions artistiques du passé – aussi celle des impressionnistes qui nous fit entrer dans la modernité – Chuta Kimura, au lieu de nier l’histoire, se donne pour objectif de l’accomplir :
Seule la moitié de l’impressionnisme est terminée.
L’autre moitié importante est encore à venir.
C’est l’impressionnisme spirituel.
L’impressionnisme spirituel est l’inévitable
Prochaine phase après l’abstraction.
L’art du monde est arrivé jusqu’à l’abstraction,
Mais a perdu son chemin.
Je suis, évidemment,
Déjà dans la phase suivante[3].
Anachronique ? Réactionnaire ? Mandarin ? Non. Audacieux.
L’aventure de l’impressionnisme n’est pas terminée pour lui. Les impressionnistes sont allés loin pour ce qui est de l’exploration de notre manière de voir et de représenter les choses, mais ils ont oublié que la forme visible est inséparable du sens et du contenu spirituel de l’art, ce que soulignait pourtant leur contemporain, Heinrich Wölfflin. Ainsi pour Kimura, la peinture est également, sinon surtout, un voyage intérieur, un travail sur soi qui se pratique dans la solitude et dans le retirement tout en étant une recherche sur la lumière, la couleur et la composition.
L’artiste arriva du Japon en France en 1953 et y vécut jusqu’à la fin de ses jours (1987). Un pied en Orient et un en Occident mais l’esprit toujours au Japon, Kimura fut le contraire d’un cosmopolite : pendant toutes ces années il ne prit pas la peine d’apprendre le français ni de s’adapter à sa nouvelle patrie. Il resta indifférent et fermé à tout ce qu’il jugeait secondaire par rapport à son œuvre. C’est à la nature tout entière qu’il resta ouvert, la seule capable de donner à l’homme cette impression de plénitude et le sentiment, si cher à Albert Camus, d’être en accord avec soi-même et avec le monde. Il trouva tout son bonheur dans un village reculé de Provence, à Clos-Saint-Pierre, où seulement sa femme lui tint compagnie, où rien ni personne n’empêcha leur communion avec la nature, permettant d’abolir les repères spatiaux et temporelles, d’atteindre l’universel. Cette communion ne pouvant se réaliser que dans l’instant, le présent, l’impression constituant l’essence de l’œuvre de Monet et de ses confrères.
Oui, je suis présent. Et ce qui me frappe à ce moment, c’est que je ne peux aller plus loin. Comme un homme emprisonné à perpétuité – et tout lui est présent. Mais aussi comme un homme qui sait que demain sera semblable et tous les autres jours. Car pour un homme, prendre conscience de son présent, c’est ne plus rien attendre. S’il est des paysages qui sont des états d’âme, ce sont les plus vulgaires[4], écrivait Camus face au panorama de son pays natal.
Hier, dit Kimura, n’existe pas pour moi. Chaque jour est un jour nouveau[5].
Kimura, le peintre de son temps ?
Maria Tyl
[1] K. Akutagawa, « Kimura in Paris: His View of Time and Nature », in Sansai, n°430, juillet 1983, p. 52.
[2] H. Focillon, Vie des formes, Puf, 1996, p. 95-96.
[3] Introduction à l’exposition personnelle à la Galerie Takarashi, 1981.
[4] A. Camus, « Le vent à Djémila », in Noces suivis de L’été, Gallimard, coll. « folio », 1959, p. 26.
[5] Cf. J. Grenier, « Un chant de la nature », in La Galerie : arts, lettres, spectacles, modernité, n°101, 1971.