Baranoff-Rossiné, Vladimir

Léonid Davydovitch Baranov[1] naît en 1888 dans la petite ville ukrainienne Bolchaya Lépétikha (en ukrainien Vélyka Lépétykha dans l’oblast de Kherson ), dans une famille juive de classe moyenne. Grâce à une bonne situation matérielle de son père qui possède des moyens pour bien éduquer ses enfants (le frère de Vladimir deviendra médecin, sa sœur pharmacienne), il peut suivre entre 1903 et 1908 les études à l’École d’Art à Odessa qui est à l’époque le seul établissement dans la région où sont arrivées les échos des certaines idées de l’art moderne européen, de l’impressionnisme et du postimpressionnisme. Baranov y reçoit une solide formation artistique qui l’encourage à puiser dans les mouvements picturaux français de la fin du XIXe siècle. Beaucoup de ses professeurs font partie du groupe des Ambulants (Péredvijniki) qui pratiquent la peinture de plein air en développant une conception spécifiquement russe du paysage, mais à la différence des impressionnistes français, ils attribuent à leurs œuvres un véritable rôle pédagogique auprès du spectateur et critique vis-à-vis de la société russe de l’époque. Cette première formation est complétée par les lectures des revues artistiques, notamment du Monde de l’Art (Mir Iskousstva) qui propose des articles sur l’actualité artistique russe et européenne et véhicule l’idée d’un nécessaire renouveau pictural de l’art russe, inspirée notamment de l’Art Nouveau et du symbolisme.

Les premières œuvres du jeune artiste (portraits de famille, paysages locaux) prouvent déjà sa passion pour la couleur. Déjà à cette époque, elles s’inscrivent davantage dans le courant de la peinture occidentale que dans celle – lyrique et réaliste – des Ambulants, ce qui résulte sans doute de ses premiers contacts avec l’avant-garde locale.

En 1907, il est invité par les frères Vladimir et David Bourliouk et Mikhaïl Larionov à participer à l’exposition « Stéphanos[2] » (appelée aussi « première exposition anti-passéiste ») à Moscou, à côté des autres figures montantes de l’avant-garde, telles que Natalia Gontcharova, Aristarkh Lentoulov, Gueorgui Yakoulov, Léopold Stürzwage (futur Survage) ou Nikolaï Sapounov dont l’ambition commune est le renouvellement pictural de l’art russe. L’œuvre de ces artistes, de Larionov notamment, devient désormais modèle pour le jeune Baranov, l’invitant à s’engager dans la voie de l’impressionnisme, du postimpressionnisme et du fauvisme dont il assimile les principes pour mieux développer son propre style .

Il ne cherche pas à rendre précisément les formes mais suggère leur relief en recourant souvent aux couleurs complémentaires qu’il ne mélange ni sur la toile ni sur la palette, mais qu’il juxtapose afin de produire les effets d’ombre et de lumière, prouvant ainsi sa maitrise du principe du mélange optique extrait de la théorie développée par Chevreul et pratiquée par les pointillistes. De l’autre côté, nous retrouvons dans ses premières toiles l’intérêt de Baranov son attachement au folklore et à la tradition picturale ukrainienne, ainsi que sa bonne connaissance de la peinture des maîtres russes du paysage.

Après avoir obtenu le diplôme de l’école d’Odessa en mai 1908, l’artiste poursuit ses études à l’Académie de Saint-Pétersbourg (dirigée à l’époque par Ilia Répine, chef de file des Ambulants) dont il est pourtant rapidement renvoyé pour cause d’absentéisme dû certainement à son rapprochement avec les cercles d’avant-garde qu’il rejoint à l’occasion de plusieurs manifestations. En 1908, il se joint à la « XV Exposition de Peinture de l’Association des Artistes de Moscou » et à l’exposition « Zvéno (Le Maillon) » dite aussi l’« Exposition des jeunes artistes en colère », organisée par David Bourliouk (qui publie à cette occasion son manifeste La voix de l’impressionnisme),  réunissant non seulement des peintres, mais aussi des sculpteurs et des poètes montrant leurs œuvres dans la rue, dans une sorte de performance avant l’heure. L’année d’après, il participe – à côté de Bourliouk, Alexandra Exter, Lentoulov – à l’exposition « Viénok-Stéphanos » à Saint-Pétersbourg, puis à celles des « Impressionnistes » à Kherson, Saint-Pétersbourg et Vilnius. Lors de cette dernière, ses deux toiles intitulées Soleil, sont remarquées par un critique dans un journal local :

« Dans deux de ses toiles appelées Soleil, Baranov a donné un excellent exemple de la peinture impressionniste- pointilliste la plus récente. Il emploie une technique spéciale pour transmettre l’éther, le mouvement éternel de l’air : en peignant des points et des marques. Le coucher de soleil de Baranov est un exemple d’un ce genre de peinture et son travail est très intéressant pour la scène artistique. »[3]

En 1910, le jeune artiste, comme beaucoup de ses prédécesseurs, décide de se rendre à Paris pour y compléter et parfaire son éducation. Lors de ce premier séjour, qui durera 4 ans, il habite, entre autres, à La Ruche (de 1912 à 1913). Il participe régulièrement aux salons parisiens – Le Salon d’Automne et Le Salon des Indépendants – sous le nom de Daniel Rossiné. A cette époque, la scène artistique locale est marquée par la récente émergence du cubisme comme nouvelle avant-garde influence aussitôt la création de Baranov. Dans un premier temps, il puise surtout dans le cubisme cézanien, sa géométrisation des volumes, sa construction architecturale de l’espace et l’absence de perspective. Sa palette de couleurs rappelle toutefois davantage le folklore ukrainien, l’œuvre de Van Gogh et les expériences des fauves.

Dès 1910, il devient proche de Sonia et Robert Delaunay qui deviennent ses amis et protecteurs en l’introduisant dans la communauté russe et ukrainienne de Paris et dans les cercles de l’avant-garde locale, se réunissant souvent dans le salon de la baronne Hélène d’Œttingen. Il rencontre alors des compatriotes : Léopold Survage et Serge Férat, Alexander Archipenko, Marc Chagall, mais aussi Georges Braque et Pablo Picasso ou encore les cubistes de la future Section d’Or (Gleizes, Metzinger, Le Fauconnier). Grâce à ces fréquentations, il expose au Salon des Indépendants de 1911 dans la Salle cubiste – première manifestation publique et collective des cubistes – à côté de Delaunay, Gleizes, Léger, Le Fauconnier et Metzinger. La Forge, toile montrée à cette occasion, appartient à la période cubo-futuriste dans l’œuvre de Baranov. Elle témoigne de sa fascination pour le rythme, la combinaison de l’élément statique avec l’élément dynamique et l’éclatement de la gamme colorée qu’il partage avec les futuristes italiens, aussi présents sur la scène parisienne de l’époque.

En 1912, il réalise deux autres séries de toiles sur des sujets bibliques : Adam et Eve et Apocalypse qui résultent directement de ses contacts avec le couple Delaunay, eux-mêmes engagés à cette époque dans le simultanisme et l’orphisme dans l’idée de dépasser les limites du cubisme de Braque et de Picasso et, par l’examen approfondi de la lumière, arriver à créer un langage autonome de la couleur. Dans les années qui suivent la réalisation de ces deux cycles – portant encore les réminiscences à la fois de Michel-Ange, des Baigneurs de Cézanne que des styles de Larionov, Gontcharova et Bourliouk –, Rossiné commence à réaliser des sculptures polychromées, composées de divers matériaux bruts qu’il expose au Salon des Indépendants de 1913 et 1914 (Symphonie) et qui évoquent à la fois les premiers objets de Braque et de Picasso, les sculpto-peintures d’Alexander Archipenko et les Contre-Reliefs de Tatline. Si elles dérangent la majorité de la critique, elles attirent aussi l’attention de Guillaume Apollinaire dans L’Intransigeant (28 février et 5 mars 1914).

À la déclaration de guerre, Rossiné décide de rentrer en Russie, d’abord à Saint-Pétersbourg, puis à Kherson. Par la suite, à l’automne 1915, il se rend en Scandinavie et vit à Kristiana (aujourd’hui Oslo). Malgré des difficultés financières importantes, il continue ses expérimentations dans le champ pictural en travaillant toujours sur le phénomène de la synesthésie. En novembre 1916, il présente à la galerie Blomqvist de Kristiana sa première (et la seule de son vivant) exposition personnelle pendant laquelle il expose une palette « polychrome » (sa première invention) qui déconcerte la critique, à côté des tableaux inspirés par le ruban de Möbius – caractéristiques pour leurs arabesques traitées en volumes colorés qui s’enroulent sur eux-mêmes dans espace – avec lesquelles il fait ses premiers pas vers l’abstraction. Leur qualité spatio-temporelle et leur rythme préfigurent l’intérêt de l’artiste pour les analogies entre peinture et musique, explorées parallèlement par Wassily Kandinsky et Arnold Schönberg, František Kupka (dans ses fugues colorées), mais aussi par les futuristes russes qui visent à mettre en interaction tous les arts et à matérialiser le concept de l’œuvre d’art totale, ne serait-ce que dans la Victoire sur le Soleil (1913), opéra futuriste de Kazimir Malévitch, Mikhaïl Matiouchine et Vélimir Khlebnikov. Il met aussi au point un appareil de « projection visualo-colorée » qui lui permet de donner ses premiers « concerts lumineux » à Kristiana et à Stockholm.

Avec l’éclatement de la Révolution, il retourne encore une fois en Russie pour s’investir dans le mouvement révolutionnaire. C’est alors qu’il adopte le nom de Vladimir Baranoff-Rossiné. Il enseigne aux Svomas (Ateliers libres) et Vkhoutémas (Ateliers supérieurs d’art et de technique) et réalise des commandes de l’État, ce qui ne l’empêche pas pour autant de poursuivre ses recherches chromatiques et synesthésiques qui aboutissent à la réalisation du Piano optophonique en 1920-1923 « projetant dans l’espace ou sur un écran des couleurs et des formes mouvantes et variées à l’infini, dépendant absolument, comme dans le piano sonore, du fonctionnement des touches »[4]. Le piano de Baranoff reprend l’idée du clavecin oculaire du père Louis Bertrand Castel (1735) et du clavier à lumières d’Alexandre Scriabine (1915) tout en répondant au rêve romantique de la synthèse des arts (Gesamtkunstwerk ). Sous une apparence de piano droit à clavier, l’instrument dissimule un mécanisme constitué de disques colorés, peints par l’artiste, complété par un ensemble de prismes, de lentilles, de miroirs, d’une source lumineuse et d’un écran de projection, qui fonctionne grâce à l’action combinée des disques et de celle déclenchée par les touches. Les images mouvantes sont projetées sur l’écran au rythme de la musique émise par les disques. Dans une lettre du 19 décembre 1924, Baranoff-Rossiné explique à Sonia et Robert Delaunay le fonctionnement de son invention :

« Mon instrument […] permet de donner libre cours et d’une manière encore jamais vue à la dynamique de la lumière en couleur, chose à laquelle nous ne faisions que rêver. Maintenant le peintre n’est plus l’esclave de la surface plane […] mais le maître de son désir, de sa volonté. Voilà où se trouve la réalité. Un immense champ d’action pour la création picturale. En une seconde, des milliards de tableaux, un kaléidoscope universel de la volonté. La musique certainement est un compromis avec le public. Le vrai but – la fin en soi – est une peinture vivante dans le temps et non pas sourde-muette. »[5]

Après avoir déposé un brevet d’invention pour son piano en Russie en 1923, l’artiste donne trois concerts « opto-visuels » à Moscou en 1924 (théâtre Meyerhold et théâtre Bolchoï), où les lumières colorées animent un répertoire romantique et symboliste – Schubert, Wagner, Grieg, Debussy et Scriabine.

Le durcissement du régime politique et la mort de Lénine le 21 janvier 1924 provoquent toutefois son exil de Russie. Il s’installe définitivement en France en 1925.

A Paris, il fonde l’Académie opto-phonique, vouée à l’union du son et de l’image, dépose un brevet pour son piano (le 25 mars 1926), et donne plusieurs concerts en 1928 et 1929 (studio des Ursulines et Studio 28). Son invention ouvre la voie au musicalisme d’Henry Valensi et de Charles Blanc-Gatti dans les années 1930 ; il est d’ailleurs présent à leurs côtés au Salon de la Peinture Musicaliste organisée à Limoges en 1939.

De 1925 à 1940, il participe à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris (1925), à l’exposition des Réalités nouvelles (1939), et expose régulièrement aux Salons des Indépendants. Dans cette deuxième et dernière période parisienne, son œuvre s’avère assez hétéroclite. D’un côté, il continue ses différentes inventions techniques (procédé Caméléon, Mensurateur, Multiperco), de l’autre il réalise des paysages et des portraits figuratifs, des compositions influencées par le cubisme, de nombreuses abstractions, mais aussi des toiles à tendance surréaliste et biomorphe – tant abstraites que figuratives – dans lesquelles nous retrouvons des formes organiques proches de celles utilisées à la même époque par Salvador Dali, Juan Miro, Yves Tanguy mais aussi Hans Arp et Fernand Léger. Baranoff y reste fidèle à sa passion de la couleur et de la ligne ondulante.

Il est arrêté par la Gestapo le 9 décembre 1943 et sera déporté à Auschwitz le 20 janvier 1944 où il va finir sa vie 5 jours plus tard.

Maria Tyl

[1] En 1912, l’artiste adopte le pseudonyme de Daniel Rossiné ; après 1917, il commence à utiliser le nom de Vladimir Baranoff-Rossiné.

[2] Du grec – couronne de fleurs ou guirlande, titre d’un recueil de vers (1906) du poète symboliste Valéri Brioussov.

[3] « Sur l’exposition Impressionniste », in Severo zapadnyi golos (La voix des pièges du Nord), 12 janvier 1910. Cf C. Pattu, Vladimir Baranov-Rossiné (1888-1944), artiste pluridisciplinaire, créateur et interprète au sein de l’Avant-garde russe. Mémoire d’étude 2ème année de 2ème cycle, présenté sous la direction de Dominique Dupuis-Labbé. Ecole du Louvre, 2018, p. 58.

[4] V. Baranoff-Rossiné, L’Institut d’art opto-phonique, 1925.

[5] Cf. B. Leal, Collection art moderne – La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, Centre Pompidou, 2007.

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juin 6, 2020 / EDITION 16